Agora : 
repères historiques et éléments de discussion

Dans les lignes qui suivent, on a tenté de donner une liste des principales qualités et des principaux défauts du film, au point de vue historique...
Pour bien faire, il faudrait aussi une synthèse sommaire des sept siècles où fleurit Alexandrie, nouvelle Athènes, elle-même détrônée finalement par Constantinople, dès le Veme ou le VIeme siècle, afin de restituer toute la grandeur et toute l'importance de cette cité, véritable melting-pot intellectuel pendant un demi-millénaire ...
Souvent, les sources n'ont pas été précisées, faute de temps, et on voudra bien signaler les erreurs éventuelles..Un résumé des "points discutables" a été placé en haut de page, pour permettre un accès plus rapide.
Pour pouvoir démarrer une réflexion, cette page est mise en ligne en l'état et sous réserve de modifications.

                                                                                                                                                J.-M. Oudin

principaux points du film "discutables":

- l'âge d'Hypatie
- "l'incendie de la "Bibliothèque"
- Synésios de Cyrène
- Hypatia et l'expérimentation scientifique
- chrétiens et antisémitisme
- Hypatia, une sorcière selon les chrétiens
- la mort de Théon
Personnages du film :

-Oreste
- Hypatia
- Cyrille
- Théophile
- Théon
- Synésios
- Davus

1. les éléments historiques du film :

A. les personnages :
- Théophile, patriarche d'Alexandrie, est un personnage historique ; il s'est illustré dans sa lutte politico-théologique contre divers « Pères de l'Eglise ». [On entend ici par « Père de l'Eglise » tout auteur ou acteur du débat à l'intérieur du christianisme en formation (à ce titre, des auteurs ou acteurs aussi importants qu'Origène d'Alexandrie  ou qu'Arius d'Alexandrie (condamnés par la "Grande Eglise") sont autant des "Pères de l'Eglise" que Jean Chrysostome (victime chrétienne des basses manœuvres de Théophile, mais canonisé)]

- Cyrille, successeur et neveu de Théophile, est lui aussi un personnage historique bien attesté. Il est bien le patriarche d'Alexandrie en titre au moment de l'assassinat d'Hypatia. Il s'est lui aussi illustré dans la lutte contre d'autres grandes figures de l'histoire de l'Eglise. Il est responsable en particulier de la condamnation de Nestorius au concile d'Ephèse (souvent qualifié, dès l'Antiquité de « brigandage d'Ephèse »). Il a été canonisé,  peut-être pour avoir réussi à combattre une "hérésie imaginaire" comme l'a dit R. Simon, "hérésie" qui a en tout cas précipité le schisme d'églises orientales dites "nestoriennes", en fait monophysites.

- Oreste, préfet d'Alexandrie, est un personnage historique, qui gouverne Alexandrie et est hostile au patriarche Cyrille. A Alexandrie, vu la personnalité de Cyrille, le dédoublement du pouvoir entre le gouverneur et l'évêque, dédoublement introduit par la christianisation de l'Empire, ne pouvait se régler que dans un combat sans merci.
Oreste a-t-il été l'élève d'Hypatia ? §C'est une fiction possible, sinon plausible.


- Hypatia, naturellement (mais on peut tout de suite noter qu'on n'a  conservé peu de choses de ses oeuvres, et qu'elle a inspiré, en papier dans le monde anglo-saxon divers auteurs de romans, un peu comme une autre alexandrine, Cléopâtre...)   (Hypatia n'est pas le dernier scholarque de l'école néoplatonicienne d'Alexandrie, comme le sous-entend le film... L'école a duré plus d'un siècle encore après la mort d'Hypatia; en tout cas on retrouve bien ici le lien classique entre platonisme et "géométrie")

- Théon d'Alexandrie, son père, grand commentateur de Claude Ptolémée, est le dernier grand mathématicien du Mouséion (et non pas son dernier "directeur" comme on le dit parfois...). Un gros problème de paternité de certaines de ses œuvres de mathématiques existe: certains attribuent à Hypatia certaines œuvres de Théon. Est-elle l'auteure, utilisant le prête-nom de son père, ou l'éditrice de ces œuvres ? Question difficilement soluble, d'autant que l'usage d'attribuer à son maître  la paternité de ce qu'on écrit est assez courant dans l'antiquité. (sur la mort de *Théon, voir plus bas)  

B. les lieux du film :
- la ville d'Alexandrie, et surtout son phare, sont bien montrés, (l'aspect du phare correspond bien à ce qu'en décrivent les archéologues, et n'est pas sans rappeler la vision qu'on en trouve dans un autre péplum, l'Alexandre d'O. Stone, ou encore dans le Cléopâtre  de Mankiewicz, qui, sur ce "détail" , est remarquablement bien documenté pour un film des années 1950...

- « la bibliothèque » : le film donne une bonne vision d'une bibliothèque contenant essentiellement des rouleaux (le codex, bien que inventer bien plus tôt, est encore relativement une innovation à l'époque, innovation qui a permis aussi aux chrétiens de se différencier des juifs, qui peut, ont conservé les rouleaux). Le problème est en fait de savoir ce qu'il faut entendre par "bibliothèque" et de trouver où étaient stockés ces sept cent mille volumes: il est paradoxalement difficile de trouver une réponse à cette question...

C. des éléments d'histoire :
les grands moments du film ont une base historique : en particulier les deux principaux :
- les émeutes autour du Sérapeum (393)

- la mort d'Hypatia (415)
- mais aussi des passages mineurs, par exemple l'anecdote du sang menstruel  (source à préciser)

2. Les « interprétations » ou « erreurs historiques » qu'on peut reprocher au film:

A. En matière d'images ou de realia :

La réalité est beaucoup plus nuancée : le christianisme se construit sur une certaine assimilation des philosophies grecques, en particulier le stoïcisme et le platonisme.
Même si le débat littéraire est violent, par exemple entre Origène et Celse, chrétiens et "païens" ne sont pas en lutte permanente dans les milieux intellectuels :  Par exemple, dès le IIeme siècle, Pantène ou Clément d'Alexandrie se revendiquaient clairement comme philosophes (Pantène n'a rien écrit mais la tradition le présente à l'origine comme stoïcien)  : plus tard, un autre cas particulièrement remarquable est celui d'Origène, qui a comme Plotin été l'élève d'Ammonios Saccas.  
Les conflits ont parfois été vifs, mais les persécutions ont rarement été systématiques, et la thèse d'une église "née du sang des martyrs" a fait long feu.
La violence chrétienne va peu à peu s'orienter vers une cible plus dangereuse que le païen: l'"hérétique".

B. En matière d'histoire des sciences :

la tendance du néoplatonisme est à privilégier la spéculation et non l'expérimentation. À ce titre, la scène du film montrant Hypatia (accompagnée d'Oreste) tentant une expérimentation pour prouver la rotondité de la terre est hautement fantaisiste, on y voit assez facilement en filigrane la fameuse expérience de Galilée à la tour de Pise, qui elle, a eu une tout autre tournure, et un résultat décisif.

C. En matière d'histoire des religions:
Précisions : En effet, les difficultés des juifs avec les « païens » sont bien attestées dès le haut empire. On les connaît fort bien grâce à Philon d'Alexandrie, qui, à la suite de violentes émeutes antijuives qui ont eu lieu dans Alexandrie sous Caligula, a dû diriger une ambassade auprès de l'empereur pour faire valoir les droits des juifs : c'est le célèbre récit de la Legatio ad Caium, dont le texte est nous est parvenu.
Plus tard, à la fin du règne de Trajan et au début de celui d'Hadrien, de 115 à 117, un peu dans la suite de la "guerre des juifs" menés par Vespasien et Titus, une violente rébellion juive partie de Cyrénaïque a gagné Alexandrie, l'Égypte, et Chypre (Dion Cassius, LXVIII, 32; LXIX, 14). Il est intéressant de noter qu'à Cyrène, les juifs révoltés se seraient attaqués aux temples (source à retrouver) . Ces communautés ont été décimées, mais non anéanties. Une nouvelle rébellion a lieu sous Antonin le Pieux... En matière de répression, les empereurs chrétiens continuent leurs prédécesseurs "païens" (lois de Constantin, de Constance qui doit affronter une révolte des Juifs, de Gallus...: seule exception: Julien qui soutient les juifs, et demande même la reconstruction du temple de Jérusalem aux frais de l'Etat (cf Socr. Hist. Eccl. et les oeuvres même de Julien).
Quelle était l'importance de la communauté juive à Alexandrie du temps d'Hypatia ? Ce serait à déterminer. Certains avancent qu'elle contrôlait la moitié du commerce maritime d'Alexandrie (source à préciser). En tout cas la révolte de 115, vu son ampleur, implique une communauté nombreuse.
Il faut aussi rappeler qu'Alexandrie est la ville où a été écrite la Septante, c'est-à-dire la traduction en grec des livres du judaïsme (la "Bible hébraïque"). C'est cette "Bible" qui sert de base scripturaire aux écrivains chrétiens (jusqu'à ce que Jérôme s'intéresse au texte hébreu et entreprenne de le traduire directement en latin : c'est la Vulgate).
[Lecture conseillée sur ces questions : Philon d'Alexandrie, par Mireille Haddas-Lebel.]
 C'est seulement par la suite, au VIe siècle, que l'empire byzantin a effectivement largement alourdi la condition des juifs, lesquels, comme divers croyants non-orthodoxes, ont dû chercher refuge dans l'Orient non chrétien (dans l'empire parthe, puis dans l'empire arabe).

 la collection royale de livres des Ptolémées faisait partie du "palais royal", dans le Brucheion (à l'est de la ville) ; néanmoins, le temple de Sérapis, ainsi que d'autres lieux, ont servi d'annexe ou de réserve à une collection monumentale.

On peut noter que le mot «Βιβλιοτήκη » désigne en grec une collection de livres plutôt qu'un lieu de stockage. On confond facilement la « bibliothèque d'Alexandrie » et le "Mouséion", lieu d'études et d'enseignement, se présentant sous la forme d'un "campus" proche du palais royal, et nommé "Mouséion" en souvenir de la colline d'Athènes du même nom, où se donnait l'enseignement pythagoricien. Strabon indique que son "directeur" était un prêtre, nommé par les Ptolémées, remplacés en cela comme dans le reste par Auguste et ses successeurs. Néanmoins, l'activité du Mouséion semble s'arrêter à l'époque d'Hypatie : a-t-il été assimilé à un temple païen par les chrétiens au moment du décret de Théodose ordonnant la destruction des temples païens ? A-t-il été détruit, ou bien a-t-il été conservé, et probablement récupéré par les chrétiens ?


Ce "récit" pose évidemment problème, dans une ville qui a été par excellence la ville des intellectuels chrétiens. Le récit d'Eunapios de Sardes, hostile aux chrétiens, ne mentionne pas la destruction de livres lors du sac du Sérapeum par les chrétiens. En revanche, le Mouseion semble disparaître en même temps que les temples païens, conformément au décret de Théodose. Mais sur ce point, on n'a pas d'informations précises. Certains pensent même que les livres de "la bibliothèque" auraient été brûlés lors des émeutes anti-ariennes qui opposèrent partisans et adversaires d'Arius au début du IVeme siècle.


Précisons : « l'incendie de "la" bibliothèque » : il faudrait d'abord savoir dans quels lieux se trouvaient ces milliers de "volumes", et ces lieux ont sûrement varié suivant les époques, et en fonction des incendies éventuels (d'origine accidentelle ou criminelle). Alexandrie a été prise par diverses armées à divers moments de son histoire, et  « l'incendie de la bibliothèque » est un thème toujours prometteur, tant pour les romanciers que pour les apologistes ou les détracteurs des envahisseurs en question :
sont mentionnés les "incendies" suivants (liste à compléter ??):
    - l'incendie par les légionnaires de César (cet incendie a-t-il touché l'essentiel de la bibliothèque puisqu'il a apparemment eu lieu dans le port et dans les docks ?) En tout cas, il a justifié le cadeau royal d'Antoine à Cléopâtre en 41: la bibliothèque de Pergame (200.000 "volumes" ou "rouleaux", dit Plutarque) ou au moins une partie de ladite bibliothèque.
- l'incendie des légionnaires d'Aurélien en 273 peut avoir fait plus de dégâts
- le/les incendie(s) provoqué(s) par les/des chrétiens ne sont pas clairement documentés: on sait beaucoup plus de choses sur la "bataille" du Sérapéum (et du Mithraeum) que sur l'éventuel incendie des livres de la "bibliothèque".
- l'incendie de 642, lors de la prise de la ville assiégée puis mise à sac par l'armée arabe d'Amr Ibn al-As,  est parfois ingénieusement contesté

D'abord, Synésios est probablement mort (en 413) quand Hypatia est assassinée (en 415)...
En outre, il n'a en aucun cas joué le rôle odieux qu'Amenabar lui prête.
Synésios est d'autant plus intéressant qu'il est à l'opposé de tous les stéréotypes concernant le christianisme en général, ou le christianisme primitif en particulier. En effet, à l'instar des premiers chrétiens d'Alexandrie dont nous ayons une trace historique, Synésios est un philosophe et un lettré.  Ce sont des circonstances bien particulières qui l'ont amené à accepter en même temps le baptême et le siège épiscopal de Ptolémaïs.
Synésios n'a jamais abandonné ni la philosophie, ni Hypatia. Sa correspondance atteste bien qu'il a peu de sympathie pour ces moines vêtus de noir qui écumaient les rues d'Alexandrie les jours de crise, et une de ses dernières lettres rappelle encore tout ce qu'il devait à Hypatia qui fut son initiatrice à la philosophie, et qui resta son amie.
Synésios n'a jamais abandonné la philosophie, on le voit clairement dans ce qui nous reste de ses écrits, et pour comprendre les motifs et les principes qui guident son attitude, il faut abandonner à peu près toutes les idées reçues que nous pourrions avoir sur un évêque chrétien du IVe siècle : Synésios a été élu (comme c'est l'usage à l'époque; il est marié (ce qui est déjà rare à l'époque pour un évêque), et, même si son platonisme (le même que celui d'Hypatia) le rapproche du christianisme, il ne fait aucune concession de fond à cette religion qui monte.
(source : les pages que lui consacre Campenhausen dans Les Pères Grecs.)


précision :  en fait, à l'origine, à Alexandrie plus qu'ailleurs, le christianisme apparaît assez largement comme une « secte » philosophique, une espèce de particularisme philosophique, bien loin de  la future "religion officielle" qu'il deviendra sous Théodose.

D. Sur Hypatia elle-même et sur son père : chronologie...